« Body building » : construire son corps. L’idée a plus d’un siècle, mais elle faisait encore ricaner il y a 40 ans, quand Conan et Rambo bombaient leurs pectoraux. Fini de rire : le bodybuilder et la « fit girl » sont les nouveaux ambassadeurs de l’époque. Et le muscle a fini d’être un organe pour devenir un modèle social.
Qui se cache derrière les stakhanovistes de la salle de sport et leur discipline de soldats ? Narcisse, perdu dans la passion de son reflet ? Ou Sisyphe, condamné à un effort sans fin vers un but impossible à atteindre ? La réponse est au fond du miroir : bienvenu dans l’ère du selfit.
Avec ses mastodontes qui défilent sur des podiums comme des pin-ups et ses championnes qui défient des mastodontes, le bodybuilding sème le trouble dans le genre. Et si le bodybuilding, au-delà des clichés virilistes, instaurait justement un troisième genre ?
Pourquoi, tout juste libérés de notre journée de travail, venir suer en rang sur des machines cardio dans un autre genre d’open space ? Comment la salle, plus rationnelle et exigeante qu’aucune entreprise, est-elle devenue notre nouvelle usine ?
Des corps gonflés au bord de rompre, des incitations permanentes à devenir toujours plus balèze, le muscle a une sérieuse tendance à l’inflation. Et s’il fallait lire ces nouveaux corps XXL comme les reflets les plus fidèles d’une société qui en veut toujours plus ?
Le rêve du bodybuilder est un rêve de cyborg : c’est celui du corps augmenté, soumis au règne de la machine et voué à en devenir une lui-même. Rien d’étonnant, alors, à ce que les salles de fitness aient des airs d’usines, où triment des ouvriers devenus leur propre produit : le muscle est fils de l’ère industriel, et prophète de l’âge post-humain.
Plus besoin d’explorer les tréfonds du péplum : les muscles ont envahi le cinéma américain tout entier, des super héros à la moindre comédie romantique. Et le préparateur sportif, ou « personal trainer », est devenu un rouage clef de l’industrie. Comment Hollywood est-il devenu une salle d’entraînement à ciel ouvert ?
Culte de soi, volontarisme, discipline : le bodybuilding n’a pas l’air franchement socialiste. Pour autant, aimer le fitness et la salle fait-il de vous quelqu’un de droite ? Histoire des relations plus proches qu’on ne le croit entre muscle et politique.
Le muscle a son imaginaire, qui n’est pas que d’haltères, de salles aveugles baignées de néons et de blancs de poulet aux brocolis. Le muscle a son décor, saturé de soleil, ciel bleu vif, peaux dorées. Le muscle, c’est la Californie. Retour à Muscle Beach, l’ultime frontière, où tout a commencé.
La légende, un tant soit peu perfide et même jalouse, voudrait que les muscles, l’âge venant, se transforment en gras. Tout redeviendrait flasque et, ironie suprême, la nature reprendrait ses droits sur les corps sculptés. Fake news ? Comment ceux qui se sont échinés à se construire un corps idéal appréhendent-ils les années qui passent ? Se cachent-ils pour vieillir ? ?